Le Conseil des sages de la laïcité rend hommage à Laurent Bouvet

Suite à la disparition de Laurent Bouvet, membre du Conseil des sages de la laïcité, le samedi 18 décembre 2021, les membres du Conseil des sages de la laïcité lui rendent hommage et expriment leur profonde tristesse.

Paris, le 19 décembre 2021

Notre collègue et ami Laurent Bouvet s’en est allé samedi 18 décembre 2021, à l’âge de 53 ans, plongeant le Conseil des sages de la laïcité dans une profonde tristesse. 

Politologue et essayiste, cet agrégé de science politique était professeur des universités à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines. Membre du Conseil des sages de la laïcité dès son installation par le ministre de l’Education nationale en janvier 2018, Laurent Bouvet y brilla par sa présence et son travail assidus. 

Au sein du Conseil des sages, nous étions nombreux à apprécier la clarté et le courage dont il faisait preuve dans l’énonciation et la défense de ses idées. Nous aimions ses traits d’esprit, son humour et surtout la profondeur de ses analyses. Las, nous n’avons pu en bénéficier très longtemps.

Début juillet 2019, au terme de notre ultime réunion de l’année scolaire, il nous annonçait qu’il ne pourrait plus être des nôtres à la rentrée suivante. Des problèmes de santé sérieux devaient l’en empêcher. Nous sûmes progressivement de quelle terrible maladie il souffrait, qui finirait par l’emporter. Le courage dont il fit preuve au cours des deux années qui allaient suivre jusqu’à l’issue fatale annoncée, renforçait notre admiration et notre affection.

C’est avec beaucoup de courage en effet, et une lucidité dont l’impitoyable maladie n’avait pas eu raison, qu'en juin 2020 il publia encore un livre : "Le péril identitaire". Venant après plusieurs autres ouvrages, ce dernier livre achève de constituer une œuvre qui restera et que nous continuerons à lire et à relire.

Nous avons perdu un ami, un penseur infatigable, un homme courageux. Il nous revient de poursuivre son engagement. 

Le Conseil s’associe à la peine de sa famille et de ses nombreux amis. 

Un héritier de la gauche universaliste

Texte de Dominique Schnapper, présidente du Conseil des sages de la laïcité, à paraitre aux éditions de l’Observatoire en février 2022 dans un livre collectif d’hommage à Laurent Bouvet.

L’esprit clair et l’expression ferme, l’engagement libre, donc courageux ; Laurent Bouvet est un héritier de la gauche universaliste et laïque, en d’autres termes de la tradition dreyfusarde qui met au cœur de sa réflexion la défense des droits de l’homme, la vérité et la justice sociale. Tout pour susciter l’ire de la bien-pensance portée par la gauche identitaire et être catalogué "de droite". Je ne le connaissais pas personnellement avant de le rencontrer dans le cadre du Conseil des Sages du ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports. J’appréciais les qualités du bretteur, mais j’ai découvert dans cette fréquentation directe une personnalité attachante, bien éloignée de l’image que ses opposants s’emploient à dresser.

La lecture attentive de son dernier livre La nouvelle question laïque[1] révèle combien ses analyses, loin d’être "extrêmes", loin de relever d’une laïcité "pure et dure" - il est volontiers traité de "laïcard", nouvelle injure du monde parisien - sont en réalité nuancées, fondées sur la connaissance historique et la réflexion du politiste. Il n’est que de lire le dernier chapitre "La voie républicaine" qui en est la conclusion politique - au sens de policy - pour l’apprécier. Sur la fascination d’une partie des élites françaises pour l’islam qui les conduit à nier la responsabilité des islamistes, sur la distinction des espaces public, civil et privé et les normes différentes qui les régissent, sur la liberté d’expression dans le monde laïc et l’universalisme de la raison commune à tous les êtres humains qui en fonde l’horizon philosophique et politique, les principes de la politique laïque d’aujourd’hui sont pensés et exprimés avec justesse et clarté. 

Je voudrais en hommage à son œuvre et à son courage souligner deux des convictions qui l’animent et sur lesquels il apporte une réflexion essentielle : le sens des deux traditions de séparation du politique et du religieux et la nécessité de penser la nouvelle question laïque en termes politiques en évacuant le faux débat qui opposerait une laïcité "dure" à une laïcité "tolérante" ou "ouverte".

Deux traditions démocratiques 

Laurent résume avec talent la différence entre la tradition française de la laïcité et la forme de séparation du politique et du religieux que conçoit le monde anglophone. Il faut le lire. "Les termes mêmes utilisés pour comprendre et nommer la notion de liberté dans les systèmes religieux sont significatifs : "libertés publiques" en français et "civil liberties" en anglais. Une telle distinction permet de comprendre notamment la différence entre le régime laïque et le régime de tolérance en matière de liberté religieuse. La laïcité est en effet une liberté attachée à la qualité de citoyen, ce qui la distingue d’une liberté purement individuelle. C’est une liberté qui n’existe pas comme droit naturel mais uniquement parce qu’elle est instituée dans le cadre d’une communauté politique déjà constituée, autour de l’Etat en l’espèce, et souveraine. Une liberté encadrée par la notion d’ordre public et liée à celle d’intérêt général (…) Dans un régime libéral, à l’inverse, la liberté religieuse des individus, considérée comme un droit naturel, est protégée non pas par l’Etat mais de l’Etat, grâce à la Constitution, comme c’est le cas par exemple aux Etats-Unis"[2].

Les Etats-Unis se sont en effet constitués à partir d’un projet d’émancipation tout à la fois politique et religieux pour assurer la liberté des nombreuses Églises et sectes de la population. En revanche, en France, la modernité politique a surgi d’une révolution qui devint violente contre la légitimité traditionnelle qui unissait étroitement, depuis des siècles, la monarchie et l’Église catholique romaine. Les lois organisant la séparation du politique et du religieux ont été élaborées pour clore le débat sur la légitimité politique, débat qui avait donné lieu à des conflits passionnés depuis l’explosion révolutionnaire de 1789 jusqu’à la loi de 1905. Dans d’autres pays démocratiques, la séparation de l’Etat et des Eglises peut apparaître comme un moyen de gestion politique de la diversité religieuse. En France, elle est à la fois plus radicale et plus philosophique ou idéologique, armée par la rivalité des deux France qui revendiquaient, l’une et l’autre, l’une contre l’autre, la légitimité politique. Dans notre tradition démocratique, la "laïcité", c’est-à-dire la forme française de la séparation du politique et du religieux, est une dimension essentielle de la démocratie.

C’est notre héritage et, comme tout héritage politique, il doit être compris et transmis dans son principe, quitte à être réinterprété, au sens des anthropologues, dans ses modalités en fonction d’une société qui s’est transformée. Mais il ne saurait être détaché de sa signification politique. C’est cet héritage qui a fait notre nation. Le problème n’est pas de savoir s’il est meilleur ou moins satisfaisant que celui des nations qualifiées de "libérales" dans leurs relations avec les religions, mais de défendre ce qui est une manière spécifique de vivre la démocratie. C’est bien un problème politique, même s’il ne faut en éliminer ni les dimensions philosophiques ni les circonstances historiques.

Le problème de la "nouvelle question laïque", pour reprendre la juste formule de l’auteur, est donc : comment et jusqu’à quel point la tradition laïque peut-elle et doit-elle être adaptée aux conditions nouvelles ? La réponse est évidemment d’en garder le principe et d’adapter ses applications aux caractéristiques et aux aspirations de la population. Celle-ci a changé depuis l’adoption des lois de la laïcité. Elle est plus formée, plus exigeante, plus diverse en ce qui concerne les affiliations religieuses. Mais cette réponse – conserver le principe, aménager ses modalités - ne suffit pas à lever toutes les interrogations, ni à donner des solutions aux problèmes concrets qui se posent. 

Au lieu de nourrir un débat de politique publique – comment adapter les lois de la laïcité à une population majoritairement déchristianisée, où l’islam, voire des fondamentalismes d’origine chrétienne, se développent ? - un conflit idéologique s’est développé, introduisant l’idée fausse qu’il existerait depuis toujours deux conceptions antinomiques de la laïcité opposants des "républicains" et des partisans d’une laïcité "ouverte". C’est un faux problème. Laurent a raison de poser le problème en des termes politiques et non idéologiques. 

Un problème politique

Il propose une analyse qui me paraît toucher à l’essentiel. La laïcité aujourd’hui ne devrait pas être discutée à la lumière des principes de la liberté d’expression et de la tolérance comme on le fait volontiers sur la place publique. Cette interprétation est d’ailleurs d’autant plus diffusée que nos collègues américains, même s’ils sont spécialistes de la France, accusent volontiers la laïcité d’être intolérante et il ne manque pas d’intellectuels et de hauts magistrats français pour leur faire écho et dénoncer à leur tour la rigueur des règles qui organisent concrètement la laïcité à l’école publique. L’argumentaire des partisans de la laïcité dite "tolérante" ou "ouverte" pourrait être accepté s’il s’agissait d’un problème purement religieux, relevant de la morale du "père de famille de bonne foi", évoqué dans la célèbre Lettre aux instituteurs de Jules Ferry. Mais le débat idéologique actuel sur la réinterprétation de la laïcité traditionnelle n’est pas un problème de tact, de tolérance réciproque et de respect de la liberté de conscience et de pratiques religieuses. La remise en cause de la laïcité "républicaine" fait partie de mouvements politiques organisés et c’est en termes politiques qu’il faut le traiter. C’est ce que nos amis anglophones appellent "a political issue". L’islam en tant que religion ne soulève pas de problèmes qu’une réinterprétation raisonnable et discutée de la loi de 1905 ne pourrait résoudre. Ce n’est évidemment pas le cas de l’islamisme, c’est-à-dire du projet politique planétaire d’un islam conquérant.

Le combat pour la forme particulière de séparation des Eglises et de l’Etat qui caractérise la nation française fut toujours politique. Il fut mené contre le pouvoir de l’Eglise catholique romaine et la loi de 1905 a assuré la paix avec l’ancien pouvoir. Aujourd’hui le combat se mène contre les fondamentalismes religieux qui, dans leur principe même, remettent en cause l’idée, fondatrice de la démocratie, de la séparation du politique et du religieux. Le fondamentalisme musulman est celui qui, pour un ensemble de raisons historiques et géopolitiques, menace directement le mode d’existence de la démocratie française. Les terroristes prennent pour objet premier la laïcité dans un pays où la population musulmane est la plus nombreuse de l’Europe. C’est en attaquant la laïcité qu’ils mènent leur combat contre l’ensemble des valeurs démocratiques et contre la démocratie elle-même. En luttant pour la laïcité en France, on lutte pour l’avenir de la démocratie. Le combat contre l‘Eglise catholique, du temps où celle-ci s’opposait aux les principes démocratiques pour garder son pouvoir sur les âmes, est politiquement terminé. Il ne doit pas absorber nos énergies.

C’est cette conviction qui anime la réflexion et l’engagement de notre ami. Il s’élève contre la rhétorique qui, dans l’espace public, politique et intellectuel, représente le monde social par la seule opposition binaire des "dominants" et des "dominés". Cette opposition donne une explication à tout et fait l’économie de l’effort qui consiste à penser la complexité de la vie sociale. Elle justifie que tous les comportements de tous les musulmans parce qu’ils sont des "dominés" doivent unanimement être acceptés quoi qu’ils fassent – sans prendre en compte l’évidente hétérogénéité d’une population diverse dans laquelle les fondamentalistes sont une minorité. Ainsi, alors que la "rhétorique de la domination (coloniale, raciale, civilisationnelle, religieuse, etc.) s’installait peu à peu à côté, puis de manière accélérée ces dernières années, en lieu et place de la rhétorique de l’aliénation au sens marxiste, l’économicisme laissait la place au culturalisme. A l’occasion d’un tel mouvement, la laïcité est devenue un nouveau symbole de ces dominations en tant que manière dominante d’appréhender des dominés désignés par leur religion"[3]. Tout est dit.

A partir de là, l’auteur souligne justement que les combats de certains militants catholiques sur les questions de meurs (mariage pour tous, projets de PMA) sont un fait politiquement marginal qui ne devrait pas susciter l’action des partisans de la laïcité. En revanche, les dispositions les plus contraires au projet égalitaire, s’agissant en particulier de l’égalité des hommes et des femmes et du refus de la primauté de la loi de la République sur la loi religieuse, ne devraient pas être accueillis avec indulgence sinon bienveillance, comme c’est trop souvent le cas. "Le rapport à l’islam est (…) en totale rupture au regard de la position tenue vis-à-vis de l’Eglise catholique. L’islam (…) n’est en effet pas considéré politiquement comme une religion ou à tout le moins comme un possible ‘opium du peuple’ (…) L’islam semble d’abord vu et compris au sein de cette gauche, comme un marqueur identitaire culturel propre aux victimes et aux dominés du monde postcolonial"[4]. Ils devraient être condamnés et non excusés au nom d’une "domination" qui serait généralement exercée contre les musulmans "dominés". Or, comme Laurent, je pense qu’il n’est pas vrai qu’on ne doit pas juger les comportements des "dominés". Le racisme et l’antisémitisme sont condamnables quel que soit le statut social du raciste ou de l’antisémite. Ce serait mépriser les musulmans si on leur concédait le droit d’être antisémites, c’est les respecter que d’avoir à leur égard la même exigence qu’à l’égard de tous nos concitoyens. 

Si l’on prend un peu de recul avec le débat franco-français sur la signification philosophique de la laïcité, ces données doivent être interprétées dans une perspective géopolitique, celle des attaques contre la démocratie. Celles-ci ne sont pas le seul fait des musulmans extrémistes, puisqu’elles émanent aussi des autocrates de Russie, Turquie, Iran, Inde ou Chine, sans compter les chefs des démocraties "illibérales" de l’Europe de l’Est. Mais l’islamisme y tient une large place. La résistance des "républicains" à remettre en cause les formes de la laïcité "à la française" revêt parfois des accents désuets. Mais cette résistance est vitale, car elle s’oppose à une tentative totalitaire qui se donne pour objectif de détruire la démocratie. Ecoutons nos amis algériens.

L’expérience des années 1930 a montré que ce n’est pas en cédant aux exigences de ses ennemis, en cherchant des compromis, que la démocratie a une chance de se sauver, mais en affirmant ses valeurs et en étant prête à combattre pour les défendre. Le problème n’est pas les formes de la laïcité ou le débat entre républicains "raides" et multiculturalistes "ouverts" et bienveillants. La véritable interrogation porte sur la force de la résistance à l’égard de la poussée extrémiste de ceux qui veulent détruire la démocratie et qui, en manipulant le libéralisme et le légitime souci d’ouverture de nos élites politiques et intellectuelles, s’attaquent, au travers de la laïcité, aux fondements mêmes de l’ordre démocratique. Il faut défendre la laïcité française parce qu’il faut défendre la démocratie.

Problème politique s’il en est. Voulons-nous continuer à exister en tant que nation, héritière d‘une histoire et d’un projet politique spécifiques ? Si nous renonçons à cet héritage, n’est-ce pas contribuer au délitement social et à l’absence de volonté politique qui semblent caractériser les démocraties "extrêmes" qui sont les nôtres ? Dans le monde de tel qu’il est, les démocraties ne doivent-elles pas prendre conscience de leurs valeurs et être animées par la volonté de les défendre si elles veulent survivre ? Il me semble que cette interrogation est à l’horizon de l’œuvre de Laurent Bouvet et que c’est bien la question politique du XXIe siècle. 

Dominique Schnapper

[1] Laurent Bouvet, La nouvelle question laïque, Flammarion, 2019.
[2] Ibid., p. 160-161. Italiques de l’auteur.
[3] Ibid., p. 105. Italiques de l’auteur.
[4] Ibid., p. 118.

 

Mise à jour : mai 2022