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accueilbulletin officiel [B.O.] n° 17 du 26 avril 2007 - sommaireMENE0700871N


Enseignements élémentaire et secondaire

DEVOIR DE MÉMOIRE
Mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions : 10 mai 2007
NOR : MENE0700871N
RLR : 554-9
NOTE DE SERVICE N° 2007-088 DU 10-4-2007
MEN
DGESCO B2-3


Texte adressé aux rectrices et recteurs d’académie ; au directeur de l’académie de Paris ; aux inspectrices et inspecteurs d’académie, directrices et directeurs des services départementaux de l’éducation nationale ; aux inspectrices et inspecteurs d’académie, inspectrices et inspecteurs pédagogiques régionaux d’histoire et de géographie.

Le 30 janvier 2006, dans son allocution prononcée à l’occasion de la réception en l’honneur du Comité pour la mémoire de l’esclavage, le président de la République a souhaité que la France métropolitaine honore le souvenir des esclaves et commémore l’abolition de l’esclavage. Il a choisi pour cela le 10 mai, date anniversaire de l’adoption à l’unanimité par le Sénat de la loi N° 2001-434 du 21 mai 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Le chef de l’État a affirmé qu’“au-delà de l’abolition, c’est aujourd’hui l’ensemble de la mémoire de l’esclavage longtemps refoulée qui doit entrer dans notre histoire : une mémoire qui doit être véritablement partagée”.
Conformément au souhait du président de la République, le ministère de l’éducation nationale s’est, d’ores et déjà, engagé dans une action permettant qu’au-delà de cette commémoration, l’esclavage trouve une place plus marquée dans les programmes de l’éducation nationale à l’école primaire, au collège et au lycée.
La note de service n° 2006-068 du 14 avril 2006, publiée au B.O. n° 16 du 20 avril 2006, a invité les rectrices et recteurs d’académie à sensibiliser tous les acteurs du monde éducatif à la mise en œuvre de projets relatifs à l’esclavage, à la traite et à leurs abolitions, dans le cadre des enseignements et des actions éducatives. Cette note a permis la mise en œuvre de nombreuses actions dans les établissements scolaires : sélection d’ouvrages pour développer le travail avec les élèves, outils multimédias, sites internet, actions éducatives interdisciplinaires et interculturelles, spectacles, mallettes pédagogiques, etc.
Le 10 mai 2007 sera donc l’occasion de poursuivre et de développer ces actions. Je rappelle à ce propos la possibilité de distinguer les meilleures réalisations au titre de la mémoire de la traite négrière et de l’esclavage offerte par le Prix des droits de l’Homme - René Cassin qui, outre les contributions autour du thème choisi annuellement, peut également récompenser d’autres actions réalisées dans les établissements (cf. note de service n° 2006-112 du 19 juillet 2006, publiée au B.O. n° 30 du 27 juillet 2006). En outre, à l’initiative du Comité pour la mémoire de l’esclavage, un prix annuel est dédié à une thèse sur l’esclavage ou ses abolitions, offrant ainsi la possibilité de publier et faire connaître les meilleurs travaux de recherche sur ce thème.
Dans le cadre du dispositif des “Actions civiques”, le CIDEM, en partenariat avec la direction générale de l’enseignement scolaire, a mis en ligne de nombreuses ressources pédagogiques à destination du public scolaire :
http://parcoursciviques.cidem.org/journees/10_mai/
De nombreuses manifestations publiques marqueront cette journée commémorative. Dans les écoles et les établissements scolaires, les enseignants sont appelés à organiser un moment particulier de réflexion dans le cadre de la classe au cours duquel ils liront un texte choisi parmi ceux qui sont proposés ci-après. Il ne s’agit pas au sens strict d’une action de nature pédagogique, ni didactique -même si les textes peuvent appeler des explications notamment sur le contexte historique et esthétique dans lequel ils s’inscrivent-, mais d’un moment de fraternité dans le souvenir des longues et terribles “nuits sans nom” et “sans lune” qui furent celles des esclaves.
Je vous remercie de toute l’attention que vous accorderez à la réussite de cette journée.


Pour le ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche
et par délégation,
Le directeur général de l’enseignement scolaire
Jean-Louis NEMBRINI

Annexe

TEXTE 1

Au Port-Louis de l’Île-de-France, ce 25 avril 1769.
[...] p s. je ne sais pas si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l’Europe, mais je sais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l’Amérique afin d’avoir une terre pour les planter ; on dépeuple l’Afrique afin d’avoir une nation pour les cultiver [...]

Ces belles couleurs de rose et de feu dont s’habillent nos dames ; le coton dont elles ouatent leurs jupes ; le sucre, le café, le chocolat de leurs déjeuners, le rouge dont elles relèvent leur blancheur : la main des malheureux noirs a préparé tout cela pour elles. Femmes sensibles, vous pleurez aux tragédies, et ce qui sert à vos plaisirs est mouillé des pleurs et teint du sang des hommes [...]

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’Isle de France
Lettre 12


Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l’Institut national de la langue française (INaLF)/CNRS, Gallica bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France.

TEXTE 2

Mes amis,

Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardés comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de ceux d’Europe ; car pour les Blancs des colonies, je ne vous fais pas l’injure de les comparer à vous ; je sais combien de fois votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. Si on allait chercher un homme dans les îles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chaire blanche qu’on le trouverait.

Votre suffrage ne procure point de places dans les colonies ; votre protection ne fait point obtenir de pensions ; vous n’avez pas de quoi soudoyer les avocats : il n’est donc pas étonnant que vos maîtres trouvent plus de gens qui se déshonorent en défendant leur cause, que vous n’en avez trouvés qui se soient honorés en défendant la vôtre. Il y a même des pays où ceux qui voudraient écrire en votre faveur n’en auraient point la liberté. Tous ceux qui se sont enrichis dans les îles aux dépens de vos travaux et de vos souffrances, ont, à leur retour, le droit de vous insulter dans des libelles calomnieux ; mais il n’est point permis de leur répondre. Telle est l’idée que vos maîtres ont de la bonté et de leurs droits ; telle est la conscience qu’ils ont de leur humanité à votre égard. Mais cette injustice n’a pas été pour moi qu’une raison de plus pour prendre, dans un pays libre, la défense de la liberté des hommes. Je sais que vous ne connaîtrez jamais cet ouvrage, et la douceur d’être béni par vous me sera toujours refusée. Mais j’aurai satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de vos maux, soulevé par l’insolence absurde des sophismes de vos tyrans. Je n’emploierai point l’éloquence, mais la raison ; je parlerai, non des intérêts du commerce, mais des lois de la justice.

Vos tyrans me reprocheront de ne dire que des choses communes, et de n’avoir que des idées chimériques : en effet, rien n’est plus commun que les maximes de l’humanité et la justice ; rien n’est plus chimérique que de proposer aux hommes d’y conformer leur conduite.

Condorcet, Épître dédicatoire aux Nègres esclaves, mes amis


Texte publié en tête de la brochure intitulée “Réflexions sur l’esclavage des Nègres”, par M. Schwartz, pasteur du Saint Évangile à Bienne, membre de la société économique de B *** [Berne], Neufchâtel, 1781 IV - XVIII - 86 pages. Seconde édition en 1788.

TEXTE 3

Pour Alejo Carpentier

Il est des nuits sans nom
il est des nuits sans lune
où jusqu’à l’asphyxie
moite
me prend
l’âcre odeur du sang
jaillissant
de toute trompette bouchée

Des nuits sans nom
des nuits sans lune
la peine qui m’habite
m’oppresse
la peine qui m’habite
m’étouffe

Nuits sans nom
nuits sans lune
où j’aurais voulu
pouvoir ne plus douter
tant m’obsède d’écœurement
un besoin d’évasion

Sans nom
sans lune
sans lune
sans nom
nuits sans lune
sans nom sans nom
où le dégoût s’ancre en moi
aussi profondément qu’un beau poignard malais

Léon-Gontran Damas, Pigments, Paris, Les éditions Présence africaine, 1937.

TEXTE 4

Ah ! me soutient l’espoir qu’un jour je coure devant
toi, Princesse, porteur de ta récade à l’assemblée des
peuples.
C’est un cortège plus de grandeur que celui même de
l’Empereur Gongo-Moussa en marche vers l’Orient
étincelant.
Ô désert sans ombre désert, terre austère terre de pureté,
de toutes mes petitesses
Lave-moi, de toutes mes contagions de civilisé.
Que me lave la face ta lumière qui n’est point subtile,
que ta violence sèche me baigne dans une tornade
de sable
Et tel le blanc méhari de race, que mes lèvres de neuf
jours en neuf jours soient chastes de toute eau
terrestre, et silencieuses.
Je marcherai par la terre nord-orientale, par l’Égypte
des temples et des pyramides
Mais je vous laisse Pharaon qui m’a assis à sa droite
et mon arrière grand-père aux oreilles rouges.
Vos savants sauront prouver qu’ils étaient hyperboréens
ainsi que toutes mes grandeurs ensevelies.
Cette colonne solennelle, ce ne sont plus quatre mille
esclaves portant chacun cinq mithkals d’or
Ce sont sept mille nègres nouveaux, sept mille soldats
sept mille paysans humbles et fiers
Qui portent les richesses de ma race sur leurs épaules
musicales.
Ses richesses authentiques. Non plus l’or ni l’ambre ni
l’ivoire, mais les produits d’authentiques paysans et
de travailleurs à vingt centimes l’heure
Mais toutes les ruines pendant la traite européenne des
nègres
Mais toutes les larmes par les trois continents, toutes
les sueurs noires qui engraissèrent les champs de
canne et de coton
Mais tous les hymnes chantés, toutes les mélopées
déchirées par la trompette bouchée
Toutes les joies dansées oh ! toute l’exultation criée.
Ce sont sept mille nègres nouveaux, sept mille soldats
sept mille paysans humbles et fiers
Qui portent les richesses de ma race sur leurs épaules
d’amphore
La Force la Noblesse la Candeur
Et comme d’une femme, l’abandonnement ravie à la
grande force cosmique, à l’Amour qui meut les
mondes chantants.
Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre, Que m’accompagnent Kôras et Balafong, VIII, in Œuvre poétique, Éditions du Seuil, Paris, 1945, réédition 2006.|

TEXTE 5

[...] Le 27 avril 1848, un peuple qui depuis des siècles piétinait sur les degrés de l’ombre, un peuple que depuis des siècles le fouet maintenait dans les fosses de l’histoire, un peuple torturé depuis des siècles, un peuple humilié depuis des siècles, un peuple à qui on avait volé son pays, ses dieux, sa culture, un peuple à qui ses bourreaux tentaient de ravir jusqu’au nom d’homme, ce peuple-là, le 27 avril 1848, par la grâce de Victor Schœlcher et la volonté du peuple français, rompait ses chaînes et au prometteur soleil d’un printemps inouï, faisait irruption sur la grande scène du monde.

Et voici la merveille, ce qu’on leur offrait à ces hommes montés de l’abîme ce n’était pas une liberté diminuée ; ce n’était pas un droit parcellaire ; on ne leur offrait pas de stage ; on ne les mettait pas en observation, on leur disait : “Mes amis il y a depuis trop longtemps une place vide aux assises de l’humanité. C’est la vôtre.”

Et du premier coup, on nous offrait toute la liberté, tous les droits, tous les devoirs, toute la lumière. Eh bien la voilà, l’œuvre de Victor Schœlcher. L’œuvre de Schœlcher, ce sont des milliers d’hommes noirs se précipitant aux écoles, se précipitant aux urnes, se précipitant aux champs de bataille, ce sont des milliers d’hommes noirs accourant partout où la bataille est de l’homme ou de la pensée et montrant, afin que nul n’en ignore, que ni l’intelligence ni le courage ni l’honneur ne sont le monopole d’une race élue. [...]

Aimé Césaire, extrait du discours prononcé le 21 juillet 1945 à l’occasion de la fête traditionnelle dite de Victor Schœlcher, publié dans Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage, éditions Le Capucin, Lectoure, mars 2004, p. 58.

TEXTE 6

La tristesse du diable
Silencieux, les poings aux dents, le dos ployé,
enveloppé du noir manteau de ses deux ailes,
sur un pic hérissé de neiges éternelles,
une nuit, s’arrêta l’antique foudroyé.
La terre prolongeait en bas, immense et sombre,
les continents battus par la houle des mers ;
au-dessus flamboyait le ciel plein d’univers ;
mais lui ne regardait que l’abîme de l’ombre.
Il était là, dardant ses yeux ensanglantés
dans ce gouffre où la vie amasse ses tempêtes,
où le fourmillement des hommes et des bêtes
pullule sous le vol des siècles irrités.
Il entendait monter les hosannas serviles,
le cri des égorgeurs, les te deum des rois,
l’appel désespéré des nations en croix
et des justes râlant sur le fumier des villes.
Ce lugubre concert du mal universel,
aussi vieux que le monde et que la race humaine,
plus fort, plus acharné, plus ardent que sa haine,
tourbillonnait autour du sinistre immortel.
Il remonta d’un bond vers les temps insondables
où sa gloire allumait le céleste matin,
et, devant la stupide horreur de son destin,
un grand frisson courut dans ses reins formidables.
Et se tordant les bras, et crispant ses orteils,
lui, le premier rêveur, la plus vieille victime,
il cria par delà l’immensité sublime
où déferle en brûlant l’écume des soleils :
- les monotones jours, comme une horrible pluie,
s’amassent, sans l’emplir, dans mon éternité ;
force, orgueil, désespoir, tout n’est que vanité ;
et la fureur me pèse, et le combat m’ennuie.
Presque autant que l’amour la haine m’a menti :
j’ai bu toute la mer des larmes infécondes.
Tombez, écrasez-moi, foudres, monceaux des mondes !
Dans le sommeil sacré que je sois englouti !
Et les lâches heureux, et les races damnées,
par l’espace éclatant qui n’a ni fond ni bord,
entendront une voix disant : Satan est mort !
Et ce sera ta fin, œuvre des six journées !

Leconte de Lisle, Poèmes barbares, 1872

Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l’Institut national de la langue française (INaLF)/CNRS, Gallica bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France.

TEXTE 7

À propos des justifications de l’esclavage des Africains - L’ironie de Montesquieu, adversaire de l’esclavage
“Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je
dirais : Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.
Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or qui, chez les nations policées, est d’une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.”

Extrait de Montesquieu, “De l’Esprit des Lois”, Livre XV, chap. 5 (De l’esclavage des nègres), 1748.


Cité dans “1789, recueil de textes et documents du XVIIIème s. à nos jours”, édité par le ministère de l’éducation nationale et le Centre national de la documentation pédagogique, 1989, p. 14|

TEXTE 8

Des hommes qui ne consultent que leur bon sens, et qui n’ont pas suivi les discussions relatives aux colonies, douteront peut-être qu’on ait pu ravaler les Nègres au rang des brutes, et mettre en problème leur capacité intellectuelle et morale. Cependant cette doctrine, aussi absurde qu’abominable, est insinuée ou professée dans une foule d’écrits. Sans contredit les Nègres, en général, joignent à l’ignorance des préjugés ridicules, des vices grossiers, surtout les vices inhérents aux esclaves de toute espèce, de toute couleur. Français, Anglais, Hollandais, que seriez-vous, si vous aviez été placés dans les mêmes circonstances ? Je maintiens que parmi mes crimes les plus stupides, et les crimes les plus hideux, il n’en est pas un que vous ayez le droit de leur reprocher.
Longtemps en Europe, sous des formes variées, les Blancs ont fait la traite des Blancs ; peut-on caractériser autrement la presse en Angleterre, la conduite des vendeurs d’âme en Hollande, celle des princes allemands qui vendaient leurs régiments pour les colonies ? Mais si jamais les Nègres, brisant leurs fers, venaient, (ce qu’à Dieu ne plaise), sur les côtes européennes, arracher des Blancs des deux sexes à leurs familles, les enchaîner, les conduire en Afrique, les marquer d’un fer rouge ; si ces Blancs volés, vendus, achetés par le crime, placés sous la surveillance de géreurs impitoyables, étaient sans relâche forcés, à coups de fouet, au travail, sous un climat funeste à leur santé, où ils n’auraient d’autre consolation à la fin de chaque jour que d’avoir fait un pas de plus vers le tombeau, d’autre perspective que de souffrir et de mourir dans les angoisses du désespoir ; si, voués à la misère, à l’ignominie, ils étaient exclus de la société ; s’ils étaient déclarés légalement incapables de toute action juridique, et si leur témoignage n’était même pas admis contre la classe noire ; si, comme les esclaves de Batavia, ces blancs, esclaves à leur tour, n’avaient pas la permission de porter des chaussures ; si, repoussés même des trottoirs, ils étaient réduits à se confondre avec les animaux au milieu des rues ; si l’on s’abonnait pour les fouetter en masse, et pour enduire de poivre et de sel leurs dos ensanglantés, afin de prévenir la gangrène ; si, en les tuant on en était quitte pour une somme modique, comme aux Barbades et à Surinam ; si l’on mettait à prix la tête de ceux qui se seraient, par la fuite, soustraits à l’esclavage ; si contre les fuyards on dirigeait des meutes de chiens formés tout exprès au carnage ; si blasphémant la divinité, les Noirs prétendaient, par l’organe de leurs Marabouts, faire intervenir le ciel pour prêcher aux Blancs l’obéissance passive et la résignation ; si des pamphlétaires cupides et gagés discréditaient la liberté, en disant qu’elle n’est qu’une abstraction (actuellement telle est la mode chez une nation qui n’a que des modes) ; s’ils imprimaient que l’on exerce contre les Blancs révoltés, rebelles, de justes représailles, et que d’ailleurs les “esclaves blancs sont heureux, plus heureux que les paysans au sein de l’Afrique” ; en un mot, si tous les prestiges de la ruse et de la calomnie, toute l’énergie de la force, toutes les fureurs de l’avarice, toutes les inventions de la férocité étaient dirigées contre vous par une coalition d’êtres à figure humaine, aux yeux desquels la justice n’est rien, parce que l’argent est tout ; quels cris d’horreur retentiraient dans nos contrées !
Pour l’exprimer, on demanderait à notre langue de nouvelles épithètes ; une foule d’écrivains s’épuiseraient en doléances éloquentes, pourvu que n’ayant rien à craindre, il y eût pour eux quelque chose à gagner.

Européens, prenez l’inverse de cette hypothèse, et voyez ce que vous êtes.
Abbé GRÉGOIRE, De la littérature des Nègres, 1808.

TEXTE 9

[...] En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. “Eh ! Mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? - J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. - Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? - Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : “Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère.” Hélas! Je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

Voltaire, extrait de “Candide ou l’optimisme” (édition originale de 1759). Contes en vers et en prose.


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